Dans notre joli home cinéma improvisé dans le salon, je me suis regardé le film « Equilibrium ».

L’idée centrale est de nous décrire une anti-utopie (« dystopie » comme on dit) de société où toute émotion est bannie, dans le but de couper à sa source tout comportement violent, passionnel et éviter une fatale dernière guerre mondiale.

Cela passe par la destruction des œuvres d’art et livres, d’où une ressemblance immédiate avec Farenheit 451 de Ray Bradbury, à la différence près que Bradbury décrivait plutôt l’abrutissement des masses par une culture de consommation vidée de réflexion et de poésie, remplacés par des données factuelles et divertissements basiques. Dans Farenheit 451 , toute pensée conflictuelle, discutable ou philosophique est bannie. Les gens s’y remplissent la tête de faits, de culture générale figée sans besoin d’esprit critique, ce qui leurs donne l’illusion de penser, comme une « sensation de vitesse sans bouger ». Les gens redeviennent brutaux et littéralement "bêtes". Dans Equilibrium, ce sont les sources esthétiques qui sont visées, toutes choses susceptibles d’éveiller des émotions, qu’elles soient positives ou destructrices. Les gens sont plutôt flegmatiques, indifférents et obéissants.

Puisque l’Homme a une faculté naturelle à ressentir, notre joyeuse société se dote d’un complément technique sous la forme d’un médicament pour étouffer ses émotions, le Prozium. (inspiré du Prozac ?) Chaque citoyen est tenu de s’auto-injecter une dose a intervalle de temps régulier. La différence avec le « Soma » du Meilleur des Mondes d’Aldous Huxley est que ce médicament n’est pas une drogue du bonheur, au contraire. Elle doit être administrée par obéissance et non par dépendance. Ceux qui cessent de la prendre, ou bien manifestent des émotions sont arrêtés pour « déviance émotionnelle », jugés (ou pas) et exécutés.

Cette posture radicale induit naturellement un État totalitaire bien policé. La chasse aux déviants et la présence paternelle du dictateur sur tous les écrans géants rappelle vite 1984 de Georges Orwell. La séquence d’introduction du film sous forme de propagande/récapitulatif est aussi identique à l’adaptation cinéma du roman. La ressemblance continue, car dans 1984 le Parti incarné dans la personne mythique de Big Brother est une oligarchie, un groupe capable de se renouveler en continu sans limite de durée de vie. L’État est également collectif, rien n’appartient à aucun individu, tout appartient au Parti. Dans Equilibrium, on apprend que (attention révélation) le fameux « Père » est mort depuis longtemps mais son apparence visuelle continue d’être utilisée par les nouveaux dirigeants, qui s’y référent comme à une entité supérieure. En somme, un ventriloque imposant de respecter la volonté de sa marionnette. (J'aime beaucoup ce mécanisme dictatorial!)

Sans plus de justification, on voit une présence continue de vocabulaire religieux au sein de la structure fasciste. Le drapeau ressemble à l’emblème nazi où le swastika est remplacé par une croix potencée formée de 4 T. L’organe central du contrôle émotionnel est le « Tétragrammaton », nom grec des 4 lettres YHWH. Le vice consule (marionnettiste) exige l'obéissance totale au Père comme une forme de foi. Ce mélange totalitaire et religieux rappelle V Pour Vendetta avec le slogan « La force dans l’union, l’union dans la foi ». Les scènes de combat à la Matrix et l’issue anarchiste du film confirment la ressemblance. Disons que cette dimension religieuse plutôt gratuite et décousue donne une saveur plus originale et rehausse le tragique.

Le message du film est que les émotions et les rêves qu'elles suscitent sont la substance du monde, ce qui lui donne du sens. Même si le contrôle émotionnel réussissait à maintenir une paix éternelle, voire même sans répression (car en pratique la police tue, détruit et exécute presque autant qu'une guerre...), cette société ne viserait qu'à se préserver et n'aurait aucun sens. Ainsi, la jalousie, désespoir, haine et violence sont un lourd tribut à payer, mais indispensable à la l'accomplissement humain.
Pour aller plus loin que ce rejet d'Equilibrium, il est avoué au cours du film que les émotions sont comme un luxe, un luxe dont doit se priver une partie de la population afin de stabiliser l'autre partie qui en profite. Cette idée semble passer à la trappe vers la fin, mais ouvrirait pourtant à une société nouvelle, différente de celle d'avant Equilibrium, une société où la structure dirigeante prendrait des dispositions pour limiter ses passions et favoriser le pragmatisme.

Allez, une belle compilation de déjà-vus, qui donne au final un ensemble original et agréable ! J'aime beaucoup ces illustrations de totalitarisme sophistiquée et j'espère que, loin de rendre sceptique ou paranoïaque, elles ont l'effet d'un comprimé vitaminé d'esprit critique en familiarisant les gens avec ces mécanismes.. pour les éviter, bien sûr !